Recension du professeur et critique Marc Gontard

10 octobre 2023
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Suite, le dernier roman de J.R. Léveillé a fait l’objet d’une recension que l’on vous partage ici. L’auteur de la recension est Marc Gontard, universitaire français, romancier, critique, professeur de lettres et Président honoraire de l’Université Rennes II. Il est spécialiste des littératures francophones.

Suite, le dernier roman de JR Léveillé est-il une extension du précédent, Ganiishomong ? Pas seulement et malgré l’avertissement liminaire qui précise que cette œuvre est une « fiction », on s’aperçoit au cours de la lecture que la distanciation voulue entre le narrateur de Suite et l’auteur, JR Léveillé, finit par se diluer, lorsqu’il s’attribue directement certains de ses romans comme Tombeau ou La disparate … Disons, pour ne pas employer le terme dévoyé d’autofiction que ce « roman » est une forme autographe d’écriture « in progress ». Car le sujet de ce roman, comme le dit le narrateur à sa compagne : « il n’y en n’a pas »… Ou plutôt, le sujet c’est l’écriture elle-même. C’est le roman en train de se faire. C’est le « process » que Léveillé a par ailleurs théorisé dans un essai qui pastiche le titre de Raymond Roussel : Comment on a écrit certains de mes livres …

Pas de sujet donc au sens d’anecdote… mais un récit primaire qui nous raconte le retour printanier du narrateur dans son chalet de Ganiishomong au bord du lac Manitoba, en compagnie de sa chienne « Bouddha » et de son chat (qui va mourir de vieillesse). À part quelques visites de sa compagne, agrémentées d’un érotisme tout en litote, il est seul. Il écrit. Au contact d’une nature qui se réveille : Le lac. La plage. Le marais. Les oiseaux. Les insectes… Et les seuls éléments narratifs qui viennent alimenter ce récit porteur sont des souvenirs d’enfance dans ce quartier francophone de Winnipeg où il a vécu. Où il vit toujours. Non loin de la Rivière Rouge et de ses premiers occupants, les « bois brûlés », c’est-à-dire les métis… dont son écriture, formellement, porte le message.

À partir de ce récit primaire, le roman procède par digressions, c’est-à-dire par glissements discursifs, à partir desquels se constitue le matériau de l’œuvre en train de se faire. Une technique dont je ne trouve d’équivalent que chez l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb, dans des romans comme Talismano (1979) ou « Phantasia » (1986) dont l’écriture relève, selon ses propres termes, du « modèle polymorphe » emprunté à son maître spirituel, Ibn Arabi …

Ces digressions qui viennent s’ancrer sur le récit porteur prennent d’abord pour prétexte un commentaire de l’énoncé titulaire « Suite », à travers l’évocation de Jean-Sébastien Bach (« Suites pour Violoncelle ») et du peintre américain Robert Motherwell, auteur de plusieurs séries d’œuvres plastiques dont « Lyric suite », « Elegy »… Une troisième expansion digressive se développe à partir d’un élément autobiographique : les deux enfants adoptés que Léveillé et son épouse ont ramenés d’Ethiopie. Il s’agit d’une suite qui s’organise autour de l’Abyssinie, dominée par la figure tutélaire de Rimbaud. Et qui embrasse tout à la fois l’histoire africaine du poète et celle du Harar. De la production du café dans ses espèces les plus rares, jusqu’au souvenir de la Reine de Saba, dont la rencontre avec Salomon a été diversement représentée en peinture, à travers le monde… Parallèlement à cette série, une autre expansion discursive s’ouvre par une réflexion sur le phénomène de la croyance liée au fait religieux, dans ses dogmes les plus improbables, perçus notamment à travers les Évangiles apocryphes. Ces suites dont les fragments interfèrent continuellement sont distribuées en réseaux discontinus à l’intérieur desquels les thèmes sont repris sous forme de variantes, dans une écriture kaléidoscopique.

Ces quelques exemples, simplement, pour donner une idée nécessairement limitée du fonctionnement de ce roman qui reproduit dans sa forme même le jeu de la pensée, avec ses glissements analogiques d’une idée à l’autre, constitués en séquences, elles-mêmes assemblées dans une combinatoire dont le montage produit l’œuvre. Une œuvre à la fois foisonnante et encyclopédique qui, dans son écriture, associe récit, commentaire, citation, intertextualité, avec parfois la tentation du lettrisme voire du spatialisme, dans une hétéroglossie qui mêle régulièrement le français et l’anglais… En outre, l’extrême diversité des références nous introduit à une culture planétaire associant la sagesse des Sioux Lakota au Dao chinois ou au Zen japonais… Lucy, notre ancêtre australopithèque, à la reine de Saba, lointaine ancêtre de Mariam, la compagne abyssine de Rimbaud… La musique de Bach à celle de Glenn Gould en passant par Chuck Berry… L’ensemble, ponctué de commentaires très érudits sur la peinture, la musique, la littérature ou la pensée religieuse, qui nous transportent sans cesse d’un continent à un autre : de l’Amérique à l’Europe, de l’Afrique à l’Extrême-Orient… Dans une diversalité qui s’origine au pays des Métis sur les rives du lac Manitoba, à Ganiishomong, non loin de Saint-Laurent…

Suite peut ainsi apparaître comme le rêve de totalité d’une écriture qui médiatise ce métissage universel, destin de la planète, quoi qu’en pensent les populismes qui prolifèrent aujourd’hui….