«Disons que Rouge représente tout ce qui n’est pas établi» (version intégrale)

13 mars 2025
Publication - Texte intégral
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En 2024, les Éditions du Blé ont célébré un jalon marquant: 50 ans d’édition et de création littéraire. Pour souligner cet anniversaire, un cahier spécial, 50 ans en évolution, a été publié en septembre 2024 dans La Liberté. Certaines contributions ont dû être écourtées pour s’adapter au format imprimé. Ce texte est présenté ici dans sa version intégrale. Bonne lecture!

Version publiée en septembre 2024

 

En 1984, année du dixième anniversaire des Éditions du Blé, la maison crée la collection Rouge. Et, s’inspirant du triplé de 1974, lance simultanément les trois premiers titres de cette collection destinée aux «nouveaux auteurs et à la nouvelle écriture».

La collection Rouge a été fondée grandement grâce à Lionel Dorge, souligne J.R. Léveillé, le directeur de la collection. «J’avais proposé la création, j’imagine en conversation avec lui. C’est lui qui a proposé l’idée au conseil et la collection Rouge a commencé d’exister à ce moment-là.  Dès le départ, il était entendu que j’allais la diriger.»

«Pour le premier lancement des Éditions du Blé en 1974, Lionel avait réussi à lancer trois livres, les livres de Paul, d’Auger, de Bérard et de Claude Dorge, tous des gens très importants. Dorge et Auger ont plus ou moins fondé la dramaturgie franco-manitobaine. Bérard, on sait qui il est devenu. Savoie également.»

«Avec la collection Rouge, c’était la même chose. On a décidé de lancer trois titres en même temps, Alexandre Amprimoz, (Dix plus un demi), un essai de ma part qui s’appelait L’Incomparable et puis le recueil de Charles Leblanc. Et c’est comme ça que la collection est partie.»

Lors du triple lancement, Lionel Dorge avait expliqué le nom de la nouvelle collection de la façon suivante: «Évidemment, il y a l’élément géographique, la rivière Rouge. Mais aussi, c’est le signe d’alerte, de quelque chose de brûlant. En plus, c’est associé à la gauche. Disons que Rouge représente tout ce qui n’est pas établi.» (La Liberté, 21 décembre 1984, p. 12.)

 

Le pourquoi de la collection Rouge

«Le Blé commençait à publier toute sorte de livres, rappelle Roger Léveillé. Je ne voulais pas que ce que je considérais littérature de fonds soit oubliée devant une espèce de généralité de publications, livres d’art, cahiers pour enfants, livres jeunesse. Alors, c’est pour ça que j’ai proposé la collection Rouge. On a dit une collection d’avant-garde. Pour moi, c’était de la littérature qui devrait être faite.»

«Et oui, j’ai travaillé un peu avec les auteurs parce que les manuscrits me venaient. On recevait l’avis de lecteurs indépendants, mais finalement comme directeur de la collection, ces livres-là me venait. Oui, je me penchais sur ces manuscrits. Comme pour les deux volumes de Louise Fiset, particulièrement Soul pleureur.  Ce sont des livres très, très forts. Et oui, je pense que la collection a fait son boulot d’instaurer une littérature de fond.»

 

L’importance d’une collection pour une maison d’édition généraliste

«Ça donne une vision de ce que devrait être la littérature. Alors, à bien des égards, c’est ma vision de ce que devrait être la littérature, et c’était une littérature qui était pensée. On peut penser aux 17e, 18e, 19e siècles en poésie, les noms qui restent, ce sont des gens qui ont fait une œuvre très grande, qui ont pensé le travail de l’écriture. J’ai toujours pensé la collection Rouge dans ces termes. Ça donne une vision éclatée parce que, Amprimoz n’écrit pas comme Leblanc, FM Youth de Stéphane Oystryk qu’on a publié avant de passer à la collection Nouvelle Rouge, c’est pas du tout de ce genre-là. L’Incomparable n’est pas semblable au livre de Janick Belleau ou de Louise Fiset. Ils ont chacun leur vision, mais c’est une littérature qui se comprend comme littérature, comme pensée, comme prise de position de l’auteur dans le monde.»

«Ce n’est pas juste la question du bon parler français. On parle souvent du bon écrire français, c’est autre chose que ça. C’est la langue qui se pense elle-même, qui se connaît en tant que langue, en tant qu’expression. Il ne s’agit pas de juste raconter des histoires. Moi, les histoires ne m’intéressent pas tellement. En même temps je n’ai rien contre les histoires, mais je m’intéresse au racontage de l’histoire. Et le racontage de l’histoire, ce n’est pas juste le beau mot, la belle phrase, c’est le retour de la langue sur elle-même qui se comprend.»

 

 

Après 30 titres en 30 ans, la collection Rouge a pris fin…

«A pris fin parce que je commençais à trouver que le Blé, finalement, publiait ce qu’il y avait de mieux en littérature dans l’Ouest canadien. Alors la collection avait fait son temps. La vision d’une littérature de fonds était assumée par l’éditeur dans sa généralité. J’étais convaincu que la direction était là, que le Blé continuerait toujours à publier ce qui était fondamental. Donc il n’était plus nécessaire d’avoir une collection qui servait à cette fin unique.»

 

La modernité est établie

«Ça a fait la société moderne. Moi, je sors de la période de la Révolution tranquille, les années 1960 au Manitoba. Notre but comme littéraire, comme écrivain, même dans les beaux-arts, ce n’était pas de faire une culture de revendication, c’était de produire la culture.»

«Il n’y a pas de textes franco-manitobains de cette époque qui soient des textes engagés comme on a pu les voir au Québec, où on défendait notre minorité. C’est justement parce qu’on en avait assez que la langue soit au service de la foi. Une fois qu’on a séparé les deux, on a dit la langue se sert elle-même. Elle n’est même pas là pour servir la société, la communauté, ce n’est pas son rôle premier. Alors on produisait, on produisait de nouvelles choses, des choses qui n’existaient pas, et ce sont ces choses qui ont contribué à transformer la société avec tous les mouvements sociaux pour créer la société qu’on connaît aujourd’hui.»

«Je n’ai rien contre Louison Sansregret, Métis. C’est un livre qui a été publié à son bon temps. Mais ce genre d’histoire aujourd’hui, on ne les écrirait probablement pas comme ça. Il y a autres choses en place. Les gens parlent différemment du passé, de leur héritage et de leur avenir. Il y a un temps pour chaque chose et c’était le temps pour la Nouvelle Rouge.»

 

La «Rouge» cède sa place à la «Nouvelle Rouge»

«Je vais le mettre de la façon suivante: il y a une très grande période où on disait il n’y a vraiment pas de relève en littérature, que les jeunes n’écrivaient pas, n’envoyaient pas de textes. Il y avait plusieurs raisons pour ça. Un, c’est la médiatisation de toutes choses. Les jeunes trouvaient peut-être des disciplines plus actives, la chanson, le théâtre. La chanson est là depuis la Révolution tranquille, elle a pris une place importante, ça continue aujourd’hui avec le 100 NONS.»

«Mais aussi, c’est en partie dû au fait que plusieurs se sentaient mal à l’aise dans leur langue. Malheureusement on leur disait, comme on disait aux Métis, qu’ils parlaient mal le français. Les Métis avaient un très beau français avec un merveilleux accent, avec d’anciens mots que j’ai toujours respectés. C’est dommage qu’on ait détourné plusieurs de la langue française parce qu’on disait qu’ils parlaient mal.»

«Mais de fait les jeunes s’étaient détournés de la langue parce que la forme écrite est différente de la forme parlée et on sentait qu’on ne maitrisait pas la langue à ce niveau-là. Alors je disais – je donne toujours des exemples avec les beaux-arts, parce que c’est clair dans l’esprit des gens –, je pense qu’on peut faire un tableau avec des moyens moyens, avec de la peinture à bâtiment, peint sur du carton. Alors je pense aussi qu’on peut écrire une œuvre – c’est peut-être un peu iconoclaste ce que je dis, mais j’y crois –, on peut écrire une excellente œuvre dont le français est boiteux, mais qui demeure une œuvre qui a quelque chose à dire. C’est dans ce sens-là que le bon parler français n’est pas absolument nécessaire.»

«Alors la Nouvelle Rouge, c’était pour recevoir des textes qui n’étaient peut-être pas parfait dans ce qu’on appelle le français standard, dont la vision, la parole, méritait d’être dite. Ça peut sembler être une collection pour jeunes, elle est destinée principalement aux jeunes, mais il pourrait y avoir des personnes de 28 ans qui ne se sentaient pas à l’aise dans leur langue, qui ont quelque chose à dire et qu’on veut leur permettre.»

«Une petite citation qui est rattachée à la Nouvelle Rouge, je paraphrase, mais qui dit quelque chose dans le genre permission accordée d’échapper au style. Faites ce que vous voulez, on va voir si une vision de l’écriture, si une vision du monde, si vous avez quelque chose à dire de l’être humain, de l’existence, même d’une façon boiteuse. On peut travailler à corriger un peu, mais le but du travail éditorial n’est pas d’en faire un texte autre, qui serait du français absolument standard, on veut quand même conserver l’approche, le ton, le rythme, la vision de l’auteur.»

 

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