Genre: Roman
Pages: 156
Date de parution: 30 September 2020
ISBN (Papier): 9782924915219
ISBN (ePub): 9782924915233
ISBN (PDF): 9782924915226
Ganiishomong
ou L'Extase du temps
Auteur: J.R. Léveillé
L’été à Ganiishomong : l’écriture poursuit la fiction dans l’extase du temps. Les souvenirs d’enfance (la nudité des cousines est désirable ; le piano de la mère un délice) se prélassent sur la plage d’une communauté métisse près de Saint-Laurent, dans le Far-West canadien, avec la musique de Bach et de Mozart, les poètes taoïstes et les penseurs présocratiques. Il y a place pour la Bible et Rimbaud. Baudelaire a trouvé le lieu. Geneviève Asse et Agnes Martin sont des habituées. Lacan y est passé. Les nonnes et abbesses zen l’habitent toujours. Glenn Gould demeure un penseur incontournable. Il joue du piano comme si c’était un clavecin. Les mouettes passent, les vagues se lèvent et se taisent. La nuit est fraîche. Le champagne frais. On retrouve l’art comme pensée poétique, la poésie comme pensée philosophique et le roman comme poésie, avec la musique en arrière-fond cosmique.
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EXTRAITS
« Il y a des matins de grande indifférence. On se lève. On va vers le paysage, café à la main. Rien ne nous tente, rien ne nous indispose. Le soleil ne s’est pas encore étendu sur l’ensemble de la journée. Tout est neutre. Les oiseaux s’affolent déjà à la mangeoire. Les carouges ne cessent de jacasser. Le chien veut sortir. Alors, on s’assoit, on ouvre le grand cahier à dessin, on prend plume. Soudain tout s’éveille, tout prend vol. L’espace est mieux défini entre les branches et les feuilles. Les troncs et les branches davantage délimités. Ce n’est pas qu’il fasse plus jour. C’est qu’il y a eu transposition. Un rouge-gorge apparaît sur un tronc. Semblable au bouvreuil dans Le déjeuner sur l’herbe de Manet.
Le rouge-gorge était là depuis longtemps ; la brosse à la main l’aperçoit dans le décor qui prend vie. C’est du certain. Ça ne se passe pas autrement. La description est tout en littérature comme en art. Qu’est-ce que la description sinon la qualité des êtres et des choses. Là, quelques notes d’Arvo Pärt transpercent sur la chaîne audio et retiennent mon attention. Lui aussi prend son temps à ponctuer. Qu’est-ce que la ponctuation, si ce n’est une touche de description ? Voilà, cela est clairement établi. Enfin, entre le regard fixé sur la toile naturelle devant nous, et la main à la pâte, le temps s’est un peu étendu. On est prêt pour un autre café. L’on se dit que le grand Vide impassible n’est pas un néant. Joie latente. »
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« Des vagues de l’aube, il ne reste plus que l’écume des dernières à s’esclaffer sur la rive. Toujours un peu de vent. On le sent. Frais. Mais l’air se réchauffe. Dans deux heures, on sera nu au soleil. Pour le moment, les pieds bien ancrés dans le sable.
J’entends une flûte jouer dans ma tête. La flûte est un instrument de voyage. Je ferme les yeux, je suis son enchantement, je rêve.
Enfin, je me dis, en me réveillant, le son de ces vagues, c’est la voix du vent.
Voilà, c’est déjà une bonne journée. »
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APPRÉCIATION
Ganiishomong, au-delà de l’effet talismanique du titre, c’est d’abord l’accomplissement du programme célèbre de Flaubert : écrire un livre sur rien… Une voix masculine qui devient ensuite féminine (comme le yin est indissociable du yang dans la figure chinoise de l’absolu), entreprend un travail d’écriture, dans un chalet, sur les bords du lac Manitoba. Mais de ce livre, en train de s’écrire, « roman » » ou « fiction », selon la terminologie flottante du scripteur, on ne saura rien… Car ce qui se raconte ici, au gré d’un récit rêveur qui procède par ondes comme les eaux du lac, c’est surtout l’accueil d’un désir créateur capable de restituer la présence au monde d’une intériorité ouverte aux vibrations multiples qui l’habitent. C’est ainsi que l’inspiration, cet « état de grâce » qui régit l’acte d’écriture, se nourrit du lieu de l’origine, tout en s’évadant dans un espace nomade qui est la somme de tous les influx dont s’est nourri le sujet, au moment même de son étreinte avec la page blanche. En ce sens, la présence massive de cette mer intérieure avec la plage où il fait bon se baigner, le spectacle quotidien des oiseaux qui passent et repassent, la puissance de la nature manitobaine dans cet environnement lacustre, constituent un élément majeur dans l’expérience fondatrice de l’être au monde. Selon le rythme des saisons, la nature change et se renouvelle, infiniment, faisant apparaître le sentiment de l’ « ainsité » des choses, célébré à la fois par l’éthique et l’esthétique zen dont se nourrit l’imaginaire de l’instance narrative. D’où le sous-titre « L’extase du temps » : « Je me laisse absorber par la beauté des choses qui viennent » … (P. 76)
Si l’influence de la pensée taoïste comme celle du bouddhisme zen se fait insistante à travers les nombreuses références aux haïku, ce mode de sagesse extrême-orientale, qui fait du non-agir une forme d’accueil en soi des choses comme elles sont, entre en relation avec les aphorismes présocratiques comme avec certaines stances bibliques, dans un tout-monde où les arts qui servent de background à l’écriture, qu’il s’agisse de poésie, de musique ou de peinture, offrent la vision d’une harmonie où se reflète le peu du vide créateur : le bleu de Geneviève Asse ou les interprétations au piano de Glenn Gould…
Ainsi ce roman, que l’on peut lire comme son propre métatexte, en mobilisant une somme remarquable de références culturelles, ne raconte-t-il pas d’autre histoire que celle d’une conscience qui, dans l’acte d’écrire, inscrit le bonheur d’être là dans l’harmonie solaire d’un monde saisi au prisme de son impermanence.
Marc Gontard, romancier, critique, ex président de l'Université de Rennes II